Face au trône

Un jour Lùthien décida de prendre le temps d'étudier à nouveau sérieusement le trône. Elle avait intensivement travaillé à maîtriser ses pouvoirs avant l'attaque des démons et elle avait depuis acquis une bonne maîtrise du bouclier impénétrable et de la scrutation. Envisageant le pire face aux infernaux, elle avait aussi exploré comment fonctionnaient les ajouts de Drake pour activer au besoin les sorts de météores et les boucliers capables de protéger la cité dans son ensemble. Elle n'avait toutefois pas eu à s'en servir.

La nouvelle reine devait reconnaître que l'invention de son prédécesseur était pertinente. Elle pouvait peut-être choquer certains car le mécanisme utilisait la magie d'autrui sans leur consentement, mais Lùthien se disait que cette taxe en nature pouvait se justifier suivant les circonstances. L'elfe n'avait pas apprécié le règne de Drake, les lumineux dans son entourage lui rappelaient chaque jour la cruauté dont il avait fait preuve. De plus, elle se doutait maintenant, d'après les bribes d'informations qu'elle avait récoltées, qu'il jouait probablement double-jeu avec les démons, ce qui suffisait à faire de lui un sacrilège. Pourtant, le bouclier qu'il avait intégré au trône semblait suggérer que dans ses plans, Targatt devait à la fin rester indépendante.

Seule dans la salle du trône, Lùthien méditait face à l'artefact. Depuis le combat dans la vallée d'Halmancourt lors de la purification des terres, elle réfléchissait à comment améliorer la portée du trône. Pouvoir bénéficier de ses boucliers contre les abominations aurait très certainement pu sauver des vies. Et maintenant que Targatt était visible aux yeux du monde, de plus en plus d'événements d'importance allaient se dérouler au-délà des abords immédiats des remparts de la ville. Lùthien était spécialiste de la magie spatiale et se disait qu'il devait bien exister un moyen de contourner ce problème.
Son pouvoir personnel lui permettait de placer des ancres dimensionnelles plus puissantes et plus nombreuses que pour la plupart des invocateurs. Plus que de simples balises, il s'agissait d'un réseau de portails qui lui permettait d'être toujours plus ou moins en contact avec les lieux qu'elle avait marqués de son sceau. L'avantage de ce procédé était de pouvoir se déplacer rapidement d'un endroit à l'autre, mais aussi de percevoir des sensations venant de plusieurs ancres en même temps. Cela pouvait aussi être un inconvénient quand la chose était mal maîtrisée. Le nombre d'ancres étant souvent le principal problème. Lùthien en avait dissipé un certain nombre depuis qu'elle était reine afin de mieux se concentrer sur sa tâche. Mais elle en avait posé de nouvelles, notamment une qui lui permettait de rester proche de l'arbre monde de la vallée d'Helmancourt sur lequel elle avait promis de veiller. Son idée concernant le trône était donc de se lier à l'artefact via ce type de lien dimensionnel afin d'abolir le problème de la distance. C'était la théorie. Restait à savoir quels sorts elle pourrait réellement parvenir à utiliser par ce biais en étant loin de la cité.

Elle voulait aussi en savoir plus sur le sort d'abondance. La purification de la vallée d'Helmancourt et la bénédiction de l'arbre monde permettait de remettre les terres en culture. Mais Lùthien voulait s'assurer que son peuple n'aurait pas faim, et même si possible commencer à reconstituer les réserves de vivres totalement épuisées par deux années de blocus commercial. Remplir les greniers de la couronne était d'une importance stratégique si les circonstances amenaient à nouveau la ville en état de siège.

Restait les sorts de canalisation et d'élu du trône qu'elle n'avait pas non plus eu le temps d'explorer correctement. Elle était curieuse de leur fonctionnement exact. Evidemment elle n'était pas pressée d'essayer le sort d'élu du trône, dont le nom évoquait comme un rituel sacrificiel étant donné les effets de l'enchantement sur ceux qui y avait eu recours. Mais si un jour elle se retrouvait face au choix de devoir y recourir, elle voulait savoir ce qu'elle était en train de faire. Et puis là encore, elle se demandait si le principal problème, à savoir l'atteinte du corps pouvait être évité en prenant une forme éthérée ou astrale. Cela posait probablement d'autres problèmes, mais cela valait le coup d'explorer la question.

Gardant ces questions en tête, Lùthien ferma les yeux et plongea son esprit dans les méandres de l'artefact pluri-centenaire.

Le Trône, toujours en veille, s'activa. Dans l'esprit de l'elfe, c'était comme si son esprit s'étendait soudain au-delà d'elle-même, au-delà de son propre corps tendis que le Trône se liait à l'elfe qu'il avait désigné pour assurer la gouvernance de la cité, pour l'heure.

Aux diverses interrogations l'artéfact répondit à sa manière en montrant de manière très précise les limites d'exercice de son pouvoir, quelques kilomètres au-delà des murs de la cité. Quel que soit le sort utilisé, réclamé ou requis, il n'irait pas au-delà de cette ligne imaginaire qui avait été tracée des centaines d'années plus tôt pour répondre à l'impératif de protection nécessaire à toute cité émergente tout en évitant de permettre la moindre accusation des cités et royaumes voisins quant à une ingérence ou une pression possible par l’utilisation de l'artéfact. Ainsi, il avait été conçu pour avoir toujours un rayon d’action de quelques kilomètres autour des murs de la cité. Et si à l'origine, compte tenu du nombre restreint de citoyens et donc de la faible circonférence de la cité pour ses actions quotidiennes, il était possible de détourner le pouvoir pour une action, unique, et chirurgicale, qui interviendrait au-delà du rayon d'action privilégié, avec le nombre de citoyens croissant et la zone à protéger qui avait facilement tripler, il était inconcevable d'employer le trône pour lancer un sort à longue distance sans fortement amputer les réserves, ce qui supprimerait le bénéfice du surplus de mana prélevé à l'insu de tous par l'artéfact, et, de fait, diminuant d'autant le niveau de protection possible.

Ainsi, si une telle chose restait "possible", l'artefact le "déconseillait" et ne débloquerait pas une telle option si ça amputait les dispositifs de protection de la cité, pour lesquels il avait été conçu. En tant qu'objet magique, il n'était pas conçu pour pouvoir nier les fondements de son fonctionnement ou les règles qui régissaient ses pouvoirs.

Concernant le sort d’abondance, il fut en mesure de lui transmettre confirmer que le sort ne pouvait être utilisé que sur des zones dépourvues d’habitations. Il s’agit d’enrichir les sols en sels minéraux, en eau et d’accélérer la croissance de tout ce qui y pousse afin de pouvoir prévenir des famines notamment. Toutefois ce sort étant plutôt gourmand en énergie, il ne peut pas être utilisé toute l’année et n’est pas suffisamment puissant pour contrer l’altération du aux saisons. Il est capable de fournir des récoltes trois fois plus abondante une fois par an seulement et ce ratio va en diminuant à mesure que la population augmente évidemment.

Le trône lui désigna les 4 zones où il lui était possible de lancer le sort et lui indiqua que les réserves d'énergie stockée passerait de 100% à 65% pour un emploi maximal du sort tel qu'énoncé précédemment. Si l'arbre monde n'aidait pas, les réserves après utilisation du sort d’abondance seraient passées à 45%.

Concernant ce qu'elle énonçait comme les "sorts de canalisation", le trône ne comprenait pas sa demande et demeura silencieux en attendant d'avoir des éléments précis sur lesquels baser sa réponse.

Concernant "l'élu du trône" est un sort qui permettait au gouvernant d'incarner le protecteur tout-puissant de la cité. De la même manière que les sorts d’"avatars du Bien" ou du "avatars du Mal" qui font de leur "élu" leur incarnation, décuplant la puissance et le trait en question (bien ou mal), le Trône décuplera ainsi la puissance du souverain pendant un court instant. Le sort ne s'arrête toutefois pas là puisqu'il permettra aussi l'emploi d'une énergie profane neutre et renforcera tous les sorts que le souverain lancera sans distinction de l’alignement de ces derniers. Enfin, le trône servant de renfort d'énergie, en surchargeant de puissance le souverain, permettra aussi à "l'élu(e)" d’utiliser des sorts majeurs pas forcément bien maîtrisés en temps normal.

Dans les faits, le corps du souverain se bardera de symboles et lignes irradiant de puissance et les yeux du mage deviennent entièrement bleus. Cependant, l'artéfact prévint la reine des conséquences du recours à un tel sortilège. En effet, suite à l'activation de ce sort, le Trône devient incapable d’utiliser la moindre capacité pendant un délai d’une semaine et se met en sommeil le temps de se "recharger". Raison pour laquelle presque personne ne l’a jamais utilisé. Autre bémol cette puissance, la surpuissance a de fortes chances de déchirer son corps et l'esprit du mage qui l'emploie, liquéfiant presque ses entrailles, tout en l’empêchant par la suite de recevoir des soins efficaces, la plupart échouant ou réclamant 30 fois plus d’énergie pour un effet mineur.

Fin de l'hiver 1298

Lùthien dû bien se rendre à l'évidence qu'il n'y avait aucun moyen de rendre le sort d'élu du trône moins dangereux et le rayon d'action du trône resterait limité. Le motif de cette limitation était plutôt sage. La reine la jugeait tout de même un peu archaïque étant donné l'évolution des frontières du territoire de la cité. Mais elle devait faire avec cette contrainte imposée par les fondateurs. Puisque la puissance défensive de Targatt ne pouvait être étendue davantage, il fallait surtout garder les moyens de tenir un siège et d'épuiser les forces adverses en cas d'attaque.
Pour cela, reconstituer les réserves de vivres était crucial. Comme le printemps approchait, Lùthien choisit le moment le plus approprié pour les cultures et lança le sort d'abondance.

Printemps 1298

L'assassinat de Marinn De Rayem fit légèrement regretter à Lùthien d'avoir autant puisé dans les réserves du trône. Heureusement, aucune attaque d'envergure ne suivit et elle n'eut pas besoin du trône outre mesure. Cependant, peu après, une nouvelle rencontre secrète avec Alrost Erkelion lui apporta des informations peu réjouissantes sur les activités des enfers. Les démons semblaient former une alliance, ce qui n'était presque jamais arrivé.

La reine décida donc de prendre des mesures au cas où les infernaux retenteraient leur chance. La première était proposer aux autres cités mages un traité d'assistance mutuelle contre les menaces extra-planaires, Alrost s'était déjà chargé de glisser l'idée aux autres souverains. Les échanges entre les académies étaient un bon début, mais si les démons unissaient leurs forces au lieu de les disperser en attaquant plusieurs cités à la fois, faire front commun sur le plan militaire serait indispensable. La deuxième était de diffuser plus largement les sortilèges permettant de lutter efficacement contre les extra-planaires, notamment au sein des corps militaires. La dernière concernait plus directement la cité. Les démons avaient réussi à s'infiltrer la première fois, Lùthien voulait trouver une parade pour éviter que cela se reproduise. Son idée était de placer des cercles d'entrave anti-démons aux endroits de passage stratégiques dans la cité qui s'activeraient au passage d'un infernal. Si elle pouvait alimenter ces pièges avec l'énergie du trône, les démons seraient pris pour de bon. Mais elle n'avait aucune idée de comment s'y prendre, ce n'était peut-être pas possible. Elle songea que dans le pire des cas, les cercles pourraient être maintenus actifs avec quelques pierres de pouvoir. Ce ne serait certainement pas suffisant pour retenir un démon, mais en couplant les cercles avec des pierres d'alarmes, le dispositif permettrait au moins de détecter la présence d'intrus.

Milieu de l'automne 1298

Quelque mois plus tard, Lùthien fut confrontée à une nouvelle menace prophétisée par Kardey. Il ne semblait pas y avoir à première vue de liens avec les démons... du moins pas directement. Les visions du prêtre du destin suggéraient plutôt un problème venant de l'intérieur de la cité : Ses "pièces maitresses" allaient "prendre la couleur de l'ennemi". Kardey pensait plutôt à des personnes aujourd'hui alliées qui pourraient se retourner contre elle.

Mais plus que les personnes qui l'entouraient, c'était le trône qui ressemblait pour Lùthien à une pièce d'échiquier. L'artefact était la source de la majeur partie de sa puissance magique actuelle, ainsi que de sa légitimité à gouverner. Il n'avait jamais montré de dysfonctionnements pour le moment, mais l'exemple de la reine Cunégonde Asariah montrait que rien ne l'empêchait a priori de se retourner contre le souverain qu'il avait choisi si ce dernier venait à lui déplaire.

Lùthien ne voyait pas ce qu'elle pouvait faire qui puisse déplaire au trône, mais une chose avait changé depuis les règnes précédents : l'artefact était passé entre les mains de Drake Leckard, et il avait modifié le trône en y ajoutant le drain de puissance. Elle avait trouvé cette fonction plutôt utile initialement, mais elle savait aussi que cela pouvait être dangereux... Si le trône devenait hors de contrôle pour une raison ou une autre, il pourrait facilement blesser d'un seul coup l'ensemble de la population avec un drain de magie excessif. La prophétie disait "Mille voix hurlent toutes de peur et de douleur" se rappelait Lùthien.

Elle revint donc étudier le trône pour vérifier qu'il ne contenait aucun problème de sécurité qui pourrait être exploité par un ennemi bien informé, ou dispositif caché là par le sombre souverain qui pourrait se retourner contre elle.

L'autre menace potentielle était un énième coup d'état. Qu'il vienne de la vice-reine ou d'ailleurs. A ce sujet, Lùthien savait que l'artefact combattrait l'usurpateur potentiel de lui même. Drake avait réussi à le prendre de force, mais tout le monde n'avait pas la puissance de l'ancien archimage. Le moyen le plus logique de mettre fin à son règne serait donc un énième assassinat. Et après tout la prophétie faisait état de la mort de la reine. Lùthien voulait donc savoir si utiliser les boucliers en continu pour sa propre protection était possible et si elle avait éventuellement d'autres moyens d'améliorer ses défenses.

Printemps 1298

Le Trône avait permis à Luthien de placer une trentaine de cercles d'entrave destinés aux seuls infernaux. Chaque piège prenait la forme d'un cercle de 8mètres de diamètres. Apposés à l'entrée des plus grandes places et des rues où le passage était le plus fort, les pièges resteraient en sommeil tant qu'un infernal ne l'activerait pas par sa seule présence. Mettre les sorts en veille permettait d'économiser l'énergie du Trône. Cependant, plus le nombre d'infernaux piégés dans l'un d'eux serait grand et moins le piège pourrait les retenir longtemps. Il en était de même avec les démons d'une puissance significative qui pourraient être à même de le détruire. Par ailleurs, le sort affecterait diables et démons de la même manière, y compris les hybrides éventuels issus de ces espèces, à la condition que leur nature soit suffisamment révélée pour être détectée par le piège.

Les cercles étaient ni plus ni moins que des prisons d'énergie qui paralysaient les êtres pris au piège en leur sein et empêchaient les magies infernales de passer les barrières invisibles que chaque cercle formait afin d'éviter que des citoyens à proximité des cercles ne puissent être blessés. Ils activaient évidemment un sort d'alarme. Un effort jugé insuffisant par le Trône qui suggéra l'ajout d'un effet offensif contre ces créatures dès l'activation du sort afin de réduire leur nombre et donc le danger qu'elles représentaient. Ce serait négligeable pour un démon majeur, voir sans effet, mais cela affecterait les autres et pourraient faire gagner du temps et préserver l'énergie des équipes d'intervention, à savoir, l'énergie des protecteurs qui seraient, normalement, les premiers sur les lieux.


Milieu de l'automne 1298

En étudiant de manière plus approfondie le Trône, la reine fut en mesure de découvrir deux dispositifs en sommeil, sans parvenir, tout d'abord, à obtenir la moindre information supplémentaire à leurs sujets. L'artéfact lui-même ne semblait pas pouvoir agir dessus sur simple commande, contrairement au reste des pouvoirs qu'il mettait à disposition de la reine, qu'il s'agisse d'une simple étude de leur fonctionnement ou de l'utilisation de l'un de ces sorts. Par ailleurs, la magie à l’œuvre semblait être inédite au sens où il semblait s'agir de l'alliance subtile de plusieurs styles pour en générer un, plus complexe encore.

A force d'études, Luthien parvint à obtenir quelques certitudes. La première fut que le premier sort en sommeil semblait être un système de préservation destiné à l'artéfact lui-même bien qu'elle ne puisse pas accéder au fonctionnement de ce dernier en détail. Drake Leckard avait visiblement pensé que leur meilleure chance de survivre aux démons étaient bel et bien de préserver le Trône en l'état, c'est-à-dire, loyal à la cité et à ses habitants. Le second sort demeurait par contre totalement nébuleux. La seule chose dont elle pouvait être certaine fut que le sort, comme le précédent, soit prévu pour s'activer de lui-même si certaines conditions étaient remplies.

Cependant, seul un maître façonneur ayant une réelle expérience avec les artéfacts de cette puissance et complexité aurait eu une chance de lui en apprendre davantage.

Le Trône répondit toutefois par l'affirmative à sa demande et matérialisa un collier où le pendentif avait pris la forme d'un simple cercle. Tant qu'elle porterait sur elle le collier, le Trône serait à même de lui offrir un bouclier protecteur capable de résister à des coups physiques et magiques, dans une certaine mesure. Cependant, entre l'envoi du sort censé blesser la reine, la détection de la menace et l'activation du bouclier, le Trône demeurait avec une légère latence d'une fraction de secondes à peine... Mais qui laissait une marge d'erreur.