[Quête personnelle d'Alecto] A titre posthume

Lettre posthume

L'intendant de la famille Leckard était une des personnes les plus loyales à qui le monde avait donné le jour et cela, sans qu'aucun remaniement mental ne soit nécessaire. Sans doute était-ce pour cette raison qu'il avait toujours été autant attristé à chaque fois que l'un des membres de cette éminente famille perdait la vie. Il faut dire que le vampire avait vu naître et grandir la plupart de ses membres et, s'attachait à chacun d’entre eux. A la question de la raison qui pousserait un vampire centenaire à demeurer un simple serviteur, la réponse était des plus complexes et inconnue de la plupart des membres de la famille, y compris de Drake lui-même. Étrangement, l'ancien Roi n'avait pas cherché à dominer mentalement le majordome, préférant lui accorder sa confiance. Un fait assez rare pour qu'il soit remarqué. Sans doute était-ce cette confiance qui avait poussé le souverain à mander Bastian cette nuit-là.

Le vampire avait quitté le manoir pour rejoindre le patriarche qui s'était hissé plus haut qu'aucun autre Leckard avant lui. Tendis que le clair de lune envoyait ses rayons blafards toucher quelques poivrots ou quelques fanatiques priant Ether, l'archimage s'était contenté, sous cette même lueur, de tendre au majordome un courrier scellé magiquement. Un courrier qu'il destinait à Alecto, son plus jeune frère et le seul encore en vie. La consigne que lui donna Drake ce jour-là était claire. Bastian conserverait la lettre dans un endroit connu de lui seul et ne la donnerait qu'une année après sa disparition.

Le vampire n'avait alors pas posé de question. Peut-être aurait-il du la poser cependant. Car trois jours plus tard, le Roi trouvait la mort en pleine rue, abattu par un hybride et un moine au nez et à la barbe de ses protecteurs comme de sa garde rapprochée. Ladon perdit également la vie. Tous deux laissèrent un vide en plus dans la maisonnée.

En cette soirée, la lueur de la Lune était pareille à celle qui avait brillé cette fameuse nuit. Une année s'était déjà écoulée et Bastian n'avait pas oublié sa promesse.

Il passa ses doigts sur le papier épais qui couvrait le contenu et frappa à la porte de la demeure d'Alecto et Sofia Leckard. Lors que la porte s'ouvrit le vampire s'inclina avec respect.

"Je vous prie d'excuser pour l'heure tardive."

Bastian se redressa et sortit la lettre de la doublure de son veston pour la tendre à Alecto.

"Une année s'est écoulée depuis ton trépas. Il vous destinait cette lettre mais n'avait souhaité que vous l'ayez plus tôt. J'en ignore la raison comme le contenu."

Le vampire s'inclina de nouveau.

"Je vous laisse. Bonne soirée Messire."

Il rajusta son col montant et reprit sa route tendis que ses pensées étaient envahies de souvenirs parasites de périodes plus joyeuses où la vie fourmillait au manoir des Leckard.

Le sceau de la lettre serait rompu dès qu'Alecto serait entré en possession du courrier qui, sans nul doute, provenait bien de son frère ainé. Le tracé de son écriture, le vocabulaire employé et même le fait que même pour une "simple" lettre il en eu fait tout un mystère... Tout cela ne faisait que corroborer une vérité toute simple : il s'agissait là des dernières paroles que Drake adressait à son frère.

J'ouvris la porte et reconnut immédiatement Bastian. Je fronçais les sourcils, supposant qu'il y avait eu un problème au manoir ou avec Brann, mais il se contenta de me remettre une lettre. "Depuis son trépas..." dit-il. Drake... mon frère avait laissé une lettre ? Je refermais la porte sans avoir soufflé un mot à l'éternel intendant des Leckard et montais rapidement dans les étages.
J'évitais soigneusement de croiser Sofia et je m'enfermais dans mon bureau en ordonnant qu'on ne me dérange pas. Je regardais la lettre que j'avais posée sur la table, incapable de l'ouvrir. Depuis que Sofia m'avait soigné, ma douleur et mes désirs de vengeance s'étaient peu à peu éteints. La tristesse était toujours présente mais c'était devenu supportable et j'avais presque repris un quotidien normal.

Cependant, le quasi-démantèlement de la famille Leckard, et le fait que Brann comme Sofia n'avaient pas l'air d'avoir envie de me voir m'investir davantage dans sa reconstruction, laissait un grand vide dans ma vie. Je ne savait pas avec quoi le remplir. Evidemment, je savais que Sofia rêvait de recommencer une vie allant de paire avec sa nouvelle jeunesse, probablement fonder à nouveau une famille... différente cette fois. Mais je ne me sentais pas prêt, je n'étais pas sûr de savoir quel chemin prendre pour moi même.

J'avais toujours laissé Drake décider en un sens puisque j'avais toujours été loyal à la famille... Maintenant qu'il n'était plus là, je voulais décider par moi même. Mais voilà qu'il revenait me hanter avec un ultime message. J'hésitais un instant à brûler la lettre sans la lire, pour me libérer à jamais de son emprise. Mais je savais au fond si je le faisais, j'allais me demander toute ma vie ce qu'elle avait pu contenur. Non, je devais savoir. Peut-être me donnerait-elle des réponses qui m'aideraient au final à aller de l'avant...

Après une ultime inspiration, le coeur battant juste un peu trop vite, je dépliais le papier qui contenait son message posthume. Malgré moi, mon cœur se serra en reconnaissant son écriture et en songeant aux instants fatidiques qui l'avaient poussé à écrire ces mots. Mais la suite du texte ne fit que me mettre en colère. J'avais beau ressentir une certaine tendresse à l'idée qu'il avait cherché à me protéger, je ne pouvais pas m'empêcher de penser que s'il m'avait écouté plus tôt nous n'aurions pas eu à souffrir autant, et nous aurions pu éviter d'avoir autant de morts.

Comme je le craignais, Drake voulait m'attribuait un rôle que je n'étais plus sûr de vouloir tenir. Un rôle qui m'était selon lui "prédestiné". Oh, il me connaissait bien, l'enfoiré... Ses mots jouaient sur une loyauté qui avait guidé tous mes actes pendant des années, puis il affirmait ne pas vouloir me donner d'ordre pour me donner un pseudo-sentiment de liberté, tout en finissant par me prendre par les sentiments en faisant de cette quête improbable sa dernière volonté. Etais-je encore assez naïf pour finir par faire ce qu'il attendait de moi ?

Je pestais tout bas contre mon défunt de frère. Comme il le supposait, la mort des miens me pesait, et si Sofia n'avait pas été là, je n'aurais sans doute pas hésité un instant à faire ce qu'il me demandait. Mais ma femme avait allégé mes souffrances et elle était la seule aujourd'hui qui m'apportait un peu de joie. Brann s'était montré odieux avec elle autant qu'avec moi, au point de m'avoir donné envie de couper tout liens avec les Leckard. Peut-être étais-je en effet le seul à pouvoir guider Brann, Caïn et les autres... mais je n'avais pas envie de devoir les combattre pour y parvenir... Je n'avais pas assez de volonté pour ça, pas assez d'espoir en une possible renaissance de notre lignée. Et Drake en était en partie responsable.

- Tu es injuste avec moi, mon frère...

Il était celui qui avait fait voler notre famille en éclat, et maintenant il me demandait de recoller les morceaux. Il mettait ce poids sur mes épaules alors qu'il n'avait laissé aucune indications à personne d'autre. Si au moins il avait écrit qui de Brann ou Caïn il voulait voir à sa place, nous aurions peut-être pu régler quelques uns des problèmes actuels...

Je relus la lettre plusieurs fois et finis par la mettre de côté en lieu sûrs. Ce n'était de toute façon pas quelque chose que j'allais décider du jour au lendemain. Pour l'heure, la lettre était loin de suffire à me convaincre de risquer ma vie pour une énigme laissée par mon frère à la veille de sa décadence. Je me laissais donc quelque jours pour y songer, puis je décidais tout de même de chercher plus d'information sur les Sanlite, en commençant par les archives familiales.

Je me rendis donc au manoir familial en espérant retrouver les recherches effectuées par Drake. Il avait probablement trouvé des informations bien plus détaillées que celles mentionnées dans sa lettre, et il aurait été stupide de tout reprendre à zéro en fouillant les archives familiales ou la bibliothèque de l'académie alors que des notes laissées par mon frère pourrait me fournir les informations dont j'avais besoin. A condition que de telles notes existent bien entendu, et que je parvienne à les trouver.

Sur ce dernier point, je comptais faire appel à la personne qui m'avait remis la lettre posthume, Bastian. Je savais que mon frère lui faisait totalement confiance, et c'était également mon cas. Si jamais Drake avait laissé plus d'information pour moi, il avait peut-être veillé à ce que notre intendant soit au courant de ses recherches, même sans lui expliquer exactement de quoi il s'agissait. Par ailleurs, même si Bastian ne savait rien de précis, il pourrait certainement m'aider à savoir où chercher.

Par égard pour le vampire, j'attendis le crépuscule pour me rendre au manoir. C'était le domaine de Brann depuis qu'il avait pris de force le rôle de patriarche. Mais c'était la maison où j'avais grandi et je considérais donc toujours que le manoir familial était aussi chez moi. Du temps de Drake, les serviteurs pensaient de la même manière et me traitaient avec les égards qui m'étaient dus. J'ignorais c'était toujours le cas, Brann leur avait peut-être donné des directives contraires. Dans tous les cas, je ne comptais pas repartir sans avoir obtenu ce que je voulais. Je frappais donc à la porte et demandais à voir l'intendant de la famille.

J'étais allé attendre Bastian dans la bibliothèque et j'avais commencé à chercher les documents de l'époque Luxirier. Cependant, ce ne fut pas Bastian qui me rejoignit en premier mais notre jeune patriarche. Vu sa tenue, il me donnait l'impression d'être tombé du lit. Mais il semblait bien plus détendu que lors de nos précédentes rencontres. Peut-être que l'éloignement de Caïn y était pour quelque chose.

- Oh, bonsoir Brann. Il ne fallait pas te déranger pour moi. Je suis juste venu faire quelques recherches. Je comptais sur l'aide de Bastian, ce qui explique ma visite tardive.

Il n'aurait pas été très pratique pour un vampire de travailler en plein jour... Je fixais Brann quelques instants, hésitant à lui en dire plus sur l'objet de ma visite. Je doutais qu'il sache quoique ce soit sur le sujet qui m'intéressait. Cependant, si je choisissais finalement d'endosser le rôle que Drake avait choisi pour moi, Brann était le premier concerné. Il était aussi hors de question que je joue le 'Sanlite' pour un patriarche qui n'avait aucune considération pour moi, ou qui se montrait incapable de me redonner foi en notre famille. Je ne comptais pas demander à Brann son avis directement, mais son attitude pouvait jouer un rôle dans ma décision. Je décidais donc de lui en dire plus, ne serais-ce que pour jauger de sa réaction. Je regardais pensivement les vastes étagères tout en poursuivant.

- Drake a fait des recherches sur les Sanlites de la famille, il s'agit d'un rôle qui n'a été attribué à personne lorsqu'il était patriarche. Il s'est notamment intéressé à l'un d'eux appelé Kelben qui aurait vécu à l'époque Luxirier. J'espérais trouver ici le résultat de ses recherches... sinon il me faudra recommencer depuis les archives familiales.

Je croisais les mains dans mon dos et me tournais à nouveau vers Brann.

- J'imagine que tu as mieux à faire que de fouiller dans des vieux papiers mais si jamais tu es tombé sur quelque chose de ce genre dans les affaires de feu mon frère, cela me ferait gagner du temps. Autrement je me contenterais de t'emprunter notre intendant pour guider mes recherches, si tu n'y vois pas d'inconvénients.

Je suivis Brann en supposant qu'il avait déjà trouvé ce que je cherchais, mais il se contenta de m'emmener dans le petit salon aux tentures vertes. De mémoire, il y avait eu quelques échanges à couteaux tirés dans cette pièce. Il aurait pu en trouver une plus sympathique, mais bon. Je le regardais se masser les tempes sans trop comprendre à quoi il jouait.

Les premières réflexions de Brann ne me surprirent pas beaucoup, jusqu'à ce qu'il mentionne que Drake m'avait choisi pour être le prochain Sanlite, car j'avais pris soin de garder ce détail pour moi. Je levais un sourcils et mon neveu expliqua. Oui, les aiguilles... Je connaissais leur rôle, même si j'ignorais où elle étaient conservées et comment effectuer le rituel. Je grattais ma barbe en réfléchissant un moment. C'était Caïn qui aurait dû hériter des souvenirs de Drake, c'était lui qu'il avait désigné comme son héritier officiel.

- Ah ? Je croyais que c'était Caïn qui en avait hérité... Autrement je serais venu te voir directement...

Je ne voyais pas pourquoi il aurait transmis ses souvenirs à Brann à la place, d'autant plus qu'il n'était même pas à Targatt quand Drake avait dû commencer à songer à sa succession. J'étais certain qu'il avait choisi Caïn... Ou alors ils étaient deux à les avoir reçus ? Il fallait la mort de celui transmettant les souvenirs pour activer l'artefact... mais Drake était déjà "mort" un certain nombre de fois donc c'était tout à fait à sa portée. Le seul problème était que je ne voyais pas de raisons logique pour lui de choisir deux héritiers. Restait la possibilité que Brann ait pris les souvenirs à Caïn... et pour ça il aurait aussi fallu utiliser les aiguilles et le tuer... ou utiliser une magie spirituelle assez puissante. Je regardais notre jeune patriarche en me demandant ce qu'il avait fait à son cousin le soir où je les avait empêchés de s'entretuer. La Vice-reine m'avait assuré que Caïn était encore en vie. Et si la reine n'avait pas réussi à le retrouver, Brann n'avait pas pu le suivre non plus. Alors s'il s'était passé quelque chose entre eux c'était ce soir là. Les bestioles de Brann étaient peut-être assez puissantes pour copier des souvenirs... ou lancer une résurrection... Ce scénario là n'était pas impossible non plus... c'était même le plus crédible à mes yeux étant donné l'animosité de Brann pour son cousin. Mais je ne voulais pas braquer notre jeune patriarche en rouvrant notre conflit au sujet de Caïn ce soir. Il connaissait mon avis, Caïn était absent, et ce qui était fait était fait. Il ne servait à rien de se lancer dans des accusations. Je décidais donc fermer les yeux sur ce point pour le moment.

- Je te demanderais en temps voulu pourquoi tu as ses souvenirs, mais pour l'heure je me contenterais d'accepter ton aide... Je n'irais pas jusqu'à dire que feu mon frère avait prémédité sa mort, mais il se doutait que cela pouvait se produire, ce qui l'a poussé à prendre certaines dispositions. L'une d'elle est une lettre qu'il a laissée à Bastian avec visiblement la consigne de me la remettre un an après sa mort.

J'hésitais un moment puis je tirais de ma veste ladite lettre et je la tendis à Brann.

- Il y a quelques passages un peu personnels, mais rien que tu ne pourrais apprendre en fouillant dans la mémoire de Drake de toutes façons. Et puis... en tant que patriarche cela te concerne aussi indirectement.

Je m'enfonçais dans mon fauteuil en soupirant.

- Je veux savoir si Drake en savait plus que ce qu'il a écrit là... Et je ne sais pas ce que tu bois mais je t'accompagnerais bien.

Quelque chose me disait que la soirée allait être longue.

Les aveux de Brann assombrirent mon regard. Mais je pris la coupe de vin qu'il me tendait sans broncher. Je n'étais pas si surpris que ça, en fait c'était l'explication la plus logique. Evidemment cela ne me plaisait pas, mais ce qui me mettait en colère était moins la violence de Brann que le plaisir qu'il semblait en tirer. S'il n'avait fait que tuer et ressusciter son cousin, Caïn n'aurait pas été dans un tel état lorsque j'avais évoqué la question... Non, Brann s'était amusé un peu plus que ça.

- Je vois... c'était l'explication la plus logique. Dis-je sans hausser le ton, même si ma désapprobation était probablement visible.

La violence et le meurtre était des moyens courants de régler les conflits dans la famille, tout comme certain sévices tenaient lieu "d'entraînement". Je pouvais comprendre certaines formes de violence lorsqu'elle suivaient un minimum de règles. Mais l'intensification des brutalités depuis l'avènement de Drake, en plus de finir par me dégoûter, étaient à mes yeux incroyablement inefficaces et désavantageuses pour la famille. J'avais beau savoir que Caïn avait des envies de meurtres sur l'ensemble des Leckard, j'avais plutôt tenter de le raisonner. Mais avec ce que Brann lui avait fait, sa colère n'avait probablement fait que se renforcer.

- Tu connais mon avis, Brann. Je pense que les différents internes doivent se régler devant le conseil de famille, ou à défaut en duel officiel. Je peux d'ailleurs reprocher la même chose à Caïn. Mais bon, c'est toi le Patriarche. Par contre, je me dois de te prévenir qu'il est possible que la reine sache ce qui s'est passé entre vous deux vu qu'elle a interrogé Caïn peu après. Si c'est le cas, soit elle est assez intelligente pour ne pas se mêler de nos affaire, soit elle attend le bon moment pour s'en servir afin te discréditer auprès de certaines personnes...

S'il y avait une chose qui m'horripilait plus qu'un conflit interne, c'était que le gouvernement vienne s'en mêler. Je pris une gorgée de vin. Il n'y avait pas grand chose d'autre à dire sur Caïn. Je ne savais pas où il était ni s'il allait revenir. Je me disais que c'était probablement une bonne chose pour lui d'être loin de la famille pendant un moment. Par ailleurs, s'il revenait, la vice-reine et la reine le garderaient probablement à l'oeil, donc la famille risquait de ne pas être sa préoccupation principale. Nous revînmes donc rapidement à l'objet de ma visite et j'examinais attentivement les cartes.

- Merci, c'est un bon début.

Je réfléchis quelques instants avant de demander.

- Il y a des esclavagistes Numiriens installés dans le cercle, non ? Si jamais tu connais l'un d'entre eux je pourrais peut-être avoir des informations plus récentes sur l'état du pays... Par ailleurs, si c'est tout ce dont tu te souviens, j'aimerais quand même jeter un oeil aux archives. Ce ne sera peut-être pas plus clair mais j'aimerais bien en savoir plus sur ce que je suis censé chercher exactement...

Brann ne semblait pas prendre le principe du conseil au sérieux. Il était vrai que le conseil n'était plus ce qu'il était, privé de ses membres les plus importants et les plus puissants. De plus, la chute de Drake avait réveillé en chacun l'appétit du pouvoir et rallumé des luttes internes, l'affrontement entre Cain et Brann n'en était qu'un des nombreux symptômes. Pourtant mon avis était que nous avions déjà trop perdu pour nous permettre de nous entre-tuer... Même gouvernés par la loi du plus fort, nous devions rester une famille, et c'était ce que le conseil devait garantir. Mais je gardais mes pensées pour moi. Brann avait pris le pouvoir, c'était à lui de l'assumer. Et puis je n'avais pas le courage ni l'envie d'essayer d'aborder la question pour le moment. Si il voulait un jour mes conseils, il viendrait les demander. C'est donc en silence que je le laissais Brann prendre congé.

Je restais un moment dans le petit salon à lire les cartes et les notes, finissant lentement mon verre de vin. Puis je rangeais soigneusement les documents et me décidais à retourner dans la salle des archives et à faire mander Bastian. Je relus encore une fois la lettre de Drake en attendant le vampire qui ne tarda pas à se présenter. Je me levais et le saluais.

- Bonsoir Bastian.

Je restais un moment indécis, effleurant des doigts la fameuse lettre qu'il avait dû reconnaître. Puis je lui tendis. Je n'avais pas envie d'expliquer.

- Ce sera plus simple si tu la lis.

Comme avec Brann, je ne voyais rien à lui cacher dans ce texte. Bastian nous était loyal, il m'avait vu grandir et avait été proche de Drake jusqu'à la fin, je lui faisait donc confiance pour m'aider à comprendre tout ce que cela signifiait. Je pensais vouloir lui parler de cette quête en terre étrangère vers laquelle mon défunt frère voulait m'envoyer, mais ce fut une autre question qui passa en premier mes lèvres, bousculant toutes les autres.

- S'il savait qu'il allait être tué, pourquoi n'a-t-il pas fait autrement ? Pourquoi avoir été aussi stupide ?!

Je fixais Bastian, la gorge nouée. Cela faisait un an que Drake n'était plus là, mais je découvrais que je lui en voulait encore. Ma souffrance s'était amoindrie depuis que j'avais laissé Sofia m'aider, mais elle n'avait pas disparue. Et cette lettre venait raviver les questions qui me tiraillaient : pourquoi Drake avait-il fait ce choix fatidique ? Pourquoi avait-il rendu vaine la mort de ma fille ?

Lettre posthume

L'intendant avait remis la dernière lettre de feu le Roi Drake Ier à son frère, Alecto. De tous les membres de la lignée que Bastian avait eu la chance d'accompagner, il était sans conteste un des plus humains et des plus loyaux. Il pouvait se targuer d'être "l'âme" de la famille, et d'autant plus depuis la décès de Drake.

Le vampire fut appelé par Alecto qu'il rejoignit dans la salle des archives. Bastian s'inclina avec respect.

"Bonsoir Messire." Il se redressa. "Que puis-je faire pour vous ?" demanda-t-il finalement, non sans avoir remarqué la lettre que le jeune humain tenait entre ses doigts.

Il finit d'ailleurs par la lui tendre. Bastian eut une hésitation et la saisit finalement. Une hésitation de plus. Le vampire leva le regard vers Alecto comme pour confirmer que c'était bien là ce qu'il souhaitait. Il ouvrit finalement la lettre et entreprit de la lire rapidement. C'était un grand honneur et il y voyait le signe d'une réelle reconnaissance de la part de la famille qu'il avait appuyé et qu'il continuerait d'accompagner encore des années durant si le destin lui en laissait le choix. Qu'on l'autorise à lire une chose aussi intime ne pouvait être qu'un signe de confiance et de reconnaissance, ce qui touchait le vampire plus qu'il n'aurait su le dire, ou le montrer.

Le contenu du courrier avait de quoi meurtrir et soulever d'autres questionnements que l'on avait cru enterré. Pour autant, la lettre lui confirmer ce qu'il soupçonnait depuis déjà de nombreuses années. Malgré les différences flagrantes entre les deux frères, ils n'avaient jamais agi l'un contre l'autre et Bastian soupçonnait que Drake, à sa manière bien spécifique, ait pu réellement aimer sa famille, Alecto y compris. La lettre semblait le leur rappeler. Cruellement sans doute. Mais si il en avait été autrement, nous aurions pu douter de la sincérité du contenu. Elle émanait de Drake après tout. Un homme qui avait rejeté la plupart des sentiments et qui refusait de s'en remettre à eux. Ce n'était guère le premier parmi les Leckard à agir de la sorte. Ils étaient en fait assez doués pour cela.

Bastian replia soigneusement la lettre et la tendit à Alecto. Le vampire avait ouvert la bouche afin de le remercier de lui avoir permis cette lecture. Cependant, il n'eut guère le temps de formuler ses mots que ceux du guérisseur avaient déjà franchi ses lèvres.

Le vampire resta interdit un instant, prit au dépourvu. On ne pouvait pas réellement lui demander de décoder le comportement du patriarche ? Et pourtant... d'une certaine manière, Bastian avait sans aucun doute assisté à davantage des rouages qui avaient permis à l'archimage de prendre le pouvoir que son jeune frère. Cependant, Drake restait malgré tout une énigme sur bien des points. A ceci près qu'il pouvait sans doute apporter un début de réponse. A cette question tout du moins.

"M'autorisez-vous à parler librement ?"

Il attendit l'aval de son maître pour reprendre la parole, pesant chacun de ses mots afin qu'ils soient conformes à ses pensées et à sa manière d'appréhender les choses.

"Je ne pense pas que Drake ait souhaité nous abandonner aussi tôt. Il me semble qu'aussi grands aient été ses pouvoirs, sa réussite lui venait principalement de sa grande et minutieuse préparation -autant que de ses immenses pouvoirs certes- mais non pas de visions du futur et de son déroulé."

C'était sans doute évident mais, en l'état actuel des choses et compte tenu des sentiments qu'il croyait déceler chez le jeune guérisseur, il lui avait paru essentiel de le formuler.

"Cependant, il faut que vous sachiez qu'il était de toute façon condamné à moyen terme. Non pas à cause de son âge avancé, pour un humain, mais bien parce qu'il a commis une ultime erreur. Celle d'employer le sombre verbe. Je comprends qu'il ait pu y être contraint. Cet Alrost est, m'a-t-il dit, d'une force redoutable, tant en maitrise qu'en puissance brute. Malgré cela, c'est bien à cause de la corruption et de la dégénérescence avancée de son corps suite à l'emploi du sombre verbe qu'il a fini par s'affaiblir suffisamment pour se faire assassiner comme il l'a été."

Bastian se demandait si Alecto avait été mis au courant à l'époque. Sans doute pas. Drake était très fier. Trop fier. Lui demander de l'aide serait revenu à admettre qu'il avait commis une erreur. Or, ce n'était pas son fort. Par ailleurs, Bastian avait mené ses propres recherches, aussi peu érudit soit-il, dans les archives même de la famille. Et ce qu'il avait trouvé n'avait fait que lui confirmer que son sort était scellé. Le sombre verbe détruisait toute créature. C'était même un petit miracle qu'il ait pu l'employer sans en mourir directement. Le vampire ne pouvait s'empêcher d'éprouver de l'admiration pour cet humain qui avait su repousser tant de limites. Malheureusement, comme la plupart de ces grandes figures, il disparaissait à cause d'une erreur d'appréciation et on déformait, on niait, l'héritage et les bonnes œuvres qu'il avait pourtant laissé. C'était triste mais ainsi était fait le monde. Ainsi était faite l'histoire.
Après un petit temps, il reprit pourtant.

"Considérant le caractère de votre frère, si je puis me permettre, il semble certain qu'il préférait mourir en combattant, qu'au fond d'un lit après mille souffrances. Malgré cela..."

Il hésita un instant, son index venant enserrer son menton fin et anguleux sous le signe d'une réflexion plus intense. Il n'y avait guère pensé sur le moment. Ni après. Mais cette conversation faisait ressurgir des souvenirs précis quant à une discussion qu'il avait entendu entre le souverain et ses descendants, Ladon et Cain. Sur le coup, il n'avait écouté que distraitement, préférant s'occuper des tâches qu'on lui avait confié. Mais certains propos s'étaient tout de même... incrustés, heurtant d'une certaine manière, la conception que le vampire avait de l'entreprise de Drake concernant la royauté notamment.

"J'ignore si cela pourra éclairer vos doutes le concernant. Ou apaiser votre âme quant à sa disparition... Vous n'êtes pas sans avoir que son "grand plan" était à la fois de redresser la cité et de faire de votre lignée une royauté à part entière. Pour cela, il y avait plusieurs étapes. Et si la première était bien l'atteinte du pouvoir, l'avant dernière quant à elle n'était autre que sa mort. Prévue et orchestrée de telle sorte qu'elle aurait d lui être donnée par un des siens... Il la jugeait comme nécessaire au maintien de l'équilibre de la cité sur le long terme."

Bastian marqua une courte pause, son regard s'était fait plus lointain tendis que les souvenirs de cette discussion prise en cours de route lui revenaient par bribes, et pas forcément dans l'ordre. Mais les souvenirs étaient ainsi faits.

"Il se caractérisait lui-même comme un mal nécessaire qui n'aurait pas sa place dans le monde idéal qu'il entendait forger. Se salir les mains pour ramener l'ordre, la justice et la revalorisation des connaissances était nécessaire d'après lui, tout comme les épurations. Cependant, il avait conscience d'être décrit comme un monstre par certains, et c'était précisément ce qu'il entendait être. Une fois l'ordre ramené, la défense achevée, les démons anéantis et la formation de son successeur achevée, il avait jugé primordial de mourir publiquement de la main d'un de ses enfants qui serait vu comme un libérateur et pleinement accepté."

L'intendant s'était mis à faire quelques pas, finalement aussi préoccupé qu'Alecto avait pu l'être un jour quant à l'avenir de la famille. Il faut dire qu'il n'avait jamais vraiment repensé à cette discussion avant ce jour et à la lumière du questionnement avisé du guérisseur, les plans avortés de feu Drake prenaient une dimension nouvelle.
Il conclut finalement.

"Finalement... N'est-ce pas en vue de cette fin qu'il a fait en sorte d'être plus sévère encore avec Cain qu'il ne l'avait été avec les autres ?"

Il soupira pourtant et s'inclina brièvement.

"Veuillez me pardonner. Je n'ai que trop parlé. Je vous prie de ne pas trop tenir compte de mes propos. Ils ne sont que le reflet d'un passé révolu."

Bastian ignorait dans le fond si il avait pu répondre, même partiellement, à la question d'Alecto. Mais si ça pouvait l'apaiser, alors il ne lui aurait pas fait perdre son temps pour rien. Après tout, il n'avait fait que se remémorer des bribes d'informations parmi de nombreuses autres, noyées dans le flot ininterrompu des fomentations et plans divers de Drake. Une goutte d'eau mais qui peut-être, jetterait un peu de lumière sur les souvenirs qui restaient de lui pour son jeune frère.

J'autorisais d'un signe de tête le vampire à me livrer le fond de sa pensée et m'affalais dans un vieux fauteuil de cuir pour l'écouter. Je restais frappé de stupeur devant ses révélations, fixant le vide devant moi. J'avais entendu dire que Drake avait utilisé le sombre verbe contre Alrost, mais j'ignorais que c'était la véritable cause de sa chute.

- Cela signifie... ce jour là, si j'étais resté aux côtés de Drake... cela signifie que j'ai peut-être par mon choix sacrifié tout ce que nous avions construit pour juste pour voir le dernier sourire de ma fille ?

Je ne pouvais pas m'empêcher de penser que si j'avais renoncé à la chose qui m'était la plus précieuse, si j'avais fait passer le clan avant ma fille, peut-être aurais-je pu par ce sacrifice préserver l'œuvre de Drake, ainsi que sa vie. J'avais été faible, comme à mon habitude... Je n'avais pas agi comme un vrai Leckard. J'en payais maintenant le prix. La culpabilité se remit violemment à ronger mon cœur et je me levais avec agitation en repensant à ce jour fatidique.

- "Son âme n'est pas perdue. Elle vivra." C'est ce que m'a dit ce fils de l'enfer ! Cette langue de serpent ! Et elle aurait vécu s'il ne m'avait pas collé un Rada'an ! Ah j'aurais mieux fait de combattre pour achever cet enfoiré. Tryanna aurait été vengée et peut-être que Drake aurait pu accomplir son œuvre !

Sous le coup de ma rage, la température de la pièce s'éleva rapidement. Noyer sa colère dans les flammes ! Tel était le cri de mon sang. J'avais cependant encore assez de sagesse pour me rappeler que je me trouvais dans une pièce remplie d'archives inestimables et en compagnie d'un être qui avait peu d'affinités avec le feu. Je retrouvais mon sang froid à l'instant même où je réalisais que je l'avais perdu. Je me retournais vers Bastian alors que ma haine se changeait en amertume.

- J'étais naïvement persuadé que Drake et Ladon n'avaient pas besoin de moi pour le vaincre... Je ne pensais pas que je pouvais leur être utile. D'ailleurs, Drake n'a jamais rien fait pour me convaincre du contraire... jusqu'à cette lettre. Aujourd'hui je sais que ce que j'ai infligé à cet hybride aurait pu avoir raison de lui...

Je songeais à notre dernier combat contre Alrost et l'image du corps ensanglanté de Damian s'imposa à mon esprit. Jamais je n'ai jamais vu quelqu'un gagner autant de puissance en si peu de temps.

- Mais il est trop tard maintenant. J'ignore comment il y est parvenu, mais il ne joue plus dans la cour des mortels, c'est certain. Notre seule consolation est donc de savoir que Drake est mort de la main d'un adversaire à sa taille.

Je savais très bien que mon frère n'aurait jamais accepté de mourir faible. Il trouvait la chose pitoyable, tout comme feu notre père qu'il avait achevé sur son lit de mort, lui évitant cette disgrâce. Il était aussi logique qu'il ait été jusqu'à prévoir sa propre mort, ainsi que la fonction qu'elle devait assurer pour l'avenir de la famille. Je me permis un sourire nostalgique, en souvenir de la volonté terrible et talentueuse de Drake.

- J'ignorais qu'il avait planifié sa fin, mais je ne suis pas surpris. Il avait tourné l'entièreté de son existence vers les desseins qu'il avait conçus, sa mort ne pouvait en être que l'apothéose.

Quant à savoir qui, dans le minutieux plan de Drake, était censé lui porter le coup fatal... Caïn était en effet bien placé. J'avais pourtant du mal à comprendre comment on pouvait élever un enfant comme un chien pour ensuite en faire un roi, la conception de Drake sur ce point m'échappait. Mais je ne pensais pas que mon frère avait choisi d'être plus dur avec Caïn en particulier. J'avais plutôt l'impression que mon neveu, par sa puissance et à sa force de caractère, était surtout un des rares qui avait été capables d'endurer "l'entraînement" de Drake jusqu'au point que celui-ci entendait le mener. Pour preuve, ses autres descendants étaient pour la plupart morts ou désavoués, en résultat de ce qui m'apparaissait aujourd'hui comme une sélection impitoyable.

Devant la violence que mon frère imposait à notre famille, j'avais d'ailleurs déjà envisagé de me retourner contre lui, malgré l'affection que je lui portais... Drake avait-il conscience de ce fait ? J'avais toujours craint que ce soit le cas, mais peut-être qu'il comptait en fait sur la chose... Prit par cette idée dérangeante, j'oubliais un instant Bastian pour relire à nouveau la lettre de Drake. Quelle pièce comptait-il me faire jouer sur son échiquier ? Prévoyait-il déjà à l'époque de me faire Sanlite, conseiller de notre lignée royale ? Mon rôle devait-il être de ramener au sein des Leckard la cohésion qu'il avait en partie détruite pour mieux forcer notre grandeur ? Aurais-je dû selon ses plans contribuer à la chute du patriarche pour devenir le libérateur des enfants qu'il avait maltraités, comme son successeur sur le trône aurait dû être le libérateur du peuple ayant subi sa tyrannie ? Je méditais un moment sur la question avant de m'adresser à nouveau à Bastian.

- La mémoire que tu as de notre famille porte plus loin que la mienne, pourrais-tu m'en dire plus sur nos Sanlites ?